Dans les années 1979-1982, le gouvernement israélien a créé au Liban une organisation qui a commis de très nombreux attentats terroristes. Dans son livre, Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, le chroniqueur militaire israélien Ronen Bergman revient, entre autres, sur cet épisode qui reste largement occulté.
« Des choses terribles ont été faites avec le soutien de Sharon. J’ai soutenu et même participé à quelques-unes des opérations d’assassinats effectuées par Israël. Mais là nous parlons d’extermination de masse, juste pour tuer et pour semer le chaos et l’effroi chez les civils. Depuis quand envoyons-nous des ânes chargés de bombes dans des marchés pour qu’ils explosent ? »
Ainsi s’exprime un agent du Mossad cité dans Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, du journaliste israélien Ronen Bergman.
En juillet 1979 à Jérusalem, une conférence sur le « terrorisme international » fut organisée par le Jonathan Institute, un organisme intimement lié au gouvernement israélien et nommé d’après Jonathan Nétanyahou, qui avait perdu la vie pendant le raid fameux des forces israéliennes à Entebbe [1]. Son père, l’historien Benzion Nétanyahou, ancien secrétaire personnel de Ze’ev Jabotinsky (le fondateur du sionisme révisionniste, branche ultranationaliste du sionisme), était un acteur majeur de la création de l’institut. Il prononça l’allocution inaugurale de la conférence. L’événement, expliqua-t-il, annonçait le début d’un « processus nouveau – le ralliement des démocraties au combat contre le terrorisme et ses dangers ». « Contre le front international du terrorisme », arguait Nétanyahou père, l’enjeu consiste à mobiliser « une opinion publique organisée qui poussera les gouvernements à agir ». Les orateurs de la conférence de 1979 représentaient un véritable Who’s Who du gotha conservateur, principalement d’Israël et des États-Unis.
Un « mal moral » chez l’autre
Benzion Nétanyahou insista sur « l’importance d’établir d’emblée qu’il existait un cadre conceptuel clair » : le terrorisme, expliquait-il, est le « meurtre délibéré et systématique de civils de manière à inspirer la peur ». C’est « un mal moral » qui « infecte ceux qui commettent ces crimes et aussi ceux qui, par méchanceté, ignorance ou simple refus de penser, les approuvent ».
L’Institut organisa une deuxième conférence à Washington en juin 1984. Ses actes furent ensuite édités par Benyamin Nétanyahou et publiés sous le titre Terrorism : How the West Can Win. Comme Nétanyahou fils l’expliquait, la conférence de 1979 avait « contribué à focaliser l’attention de cercles occidentaux influents sur la vraie nature de la menace terroriste ». Ce n’était cependant « pas suffisant », puisqu’il n’y avait pas encore de « réponse internationale cohérente et unie ». Promouvoir une telle politique unifiée, concluait-il, était « l’objectif principal du deuxième rassemblement international » du Jonathan Institute. Et de fait, à la fin du premier mandat de Ronald Reagan, les élus américains en étaient arrivés à accepter et à adopter les principales assertions et hypothèses qui avaient été, depuis des années, au cœur du discours israélien sur le « terrorisme ». Le « terroriste » est l’« Autre » non occidental. Il utilise des moyens mauvais et immoraux, au service de fins mauvaises et immorales. En ce sens, « le terroriste » appartient au monde pré- ou non civilisé. Par contraste, « nous » nous opposons à, condamnons et rejetons « tous les terrorismes ». Nos usages de la force sont légitimes et toujours défensifs, car ils ne viennent qu’en réponse à la « menace terroriste ».
Ce discours est de l’idéologie pure. Car de 1979 à 1983, précisément durant la période qui sépare les conférences de Jérusalem et de Washington, de très hauts responsables israéliens menèrent une campagne à large échelle d’attentats à la voiture piégée qui tua des centaines de Palestiniens et de Libanais, civils pour la plupart. Plus remarquable encore, un des objectifs de cette opération secrète était précisément de pousser l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à recourir au « terrorisme » pour fournir à Israël la justification d’une invasion du Liban. Ces assertions ne sont pas le produit d’un esprit conspirationniste. Une description des grandes lignes de cette opération secrète a été publiée par Ronen Bergman, un journaliste israélien respecté, dans le New York Times Magazine du 23 janvier 2018. Il était adapté de son livre Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations où figure un compte rendu bien plus détaillé de l’opération, entièrement basé sur des interviews avec des responsables israéliens impliqués dans ou informés de l’opération à l’époque.
Sans laisser d’empreintes
Dans le New York Times, Bergman, chroniqueur chevronné sur les questions militaires et de renseignement du quotidien israélien Yedioth Ahronoth, décrit comment, le 22 avril 1979, un « escadron terroriste » du Front de libération de la Palestine a pris en otage puis sauvagement assassiné à Naharyia, une bourgade israélienne proche de la frontière libanaise, un père et deux de ses filles de 4 et 2 ans. « Dans la foulée », explique l’auteur, le général Rafael Eitan, alors chef d’état-major, lança avec le général commandant de la région nord Avigdor Ben-Gal, la mise en place d’un groupe dont le rôle serait de mener des opérations terroristes en territoire libanais. Avec l’accord d’Eitan, Ben-Gal recruta le général Meir Dagan, « le plus grand expert en opérations spéciales » d’Israël (et futur chef du Mossad), et « tous les trois mirent en place le Front pour la libération du Liban des étrangers [FLLE] ».
Bergman cite le général David Agmon, un des rares hommes à avoir été informé de l’opération, qui explique ainsi son objectif :
« Le but était de créer le chaos parmi les Palestiniens et les Syriens au Liban, sans laisser d’empreinte israélienne, pour leur donner l’impression qu’ils étaient constamment sous attaque et leur instiller un sentiment d’insécurité. »
Pour y parvenir, Eitan, Ben-Gal et Dagan « recrutèrent des locaux libanais, druzes, chrétiens et musulmans chiites, qui n’aimaient pas les Palestiniens et souhaitaient qu’ils quittent le Liban. » Entre 1979 et 1983, « le Front a tué des centaines de personnes ».
Pour ceux qui connaissent le conflit au Liban, la référence à ce FLLE est extraordinairement significative. Ce groupe a, au début des années 1980, revendiqué la responsabilité de dizaines d’attentats destructifs à la voiture piégée ciblant les Palestiniens et leurs alliés libanais. Ces attentats furent largement couverts par la presse américaine de l’époque. Le plus souvent, les journalistes américains décrivirent le FLLE comme un « mystérieux » ou « insaisissable groupe d’extrême droite ». À l’occasion, ils notèrent que les Palestiniens et leurs alliés libanais étaient convaincus que ce groupe n’était qu’une invention d’Israël destinée à cacher son rôle.
En revanche, aucune connaissance préalable du conflit libanais n’est requise pour comprendre l’ampleur et l’importance des révélations de Bergman. Au début, explique-t-il, l’opération utilisait surtout « des explosifs cachés dans des bidons d’huile ou des boîtes de conserve » fabriqués dans un atelier de tôlerie du kibboutz Mahanayim où résidait Ben-Gal. Ces « petits barils » passaient ensuite au Liban. Rapidement, poursuit l’auteur,
« des bombes ont commencé à exploser dans les maisons de collaborateurs de l’OLP au Sud-Liban, tuant toutes les personnes qui s’y trouvaient, ou dans les bureaux de l’OLP, surtout à Tyr, à Sidon et dans les camps de réfugiés palestiniens alentour, causant des dommages et des victimes en masse. »
Des actions non autorisées ?
L’opération était menée dans le plus grand secret. Selon Bergman, elle ne fut jamais approuvée par le gouvernement lui-même et il n’y a « pas moyen de savoir » à quel degré Ezer Weizman, alors ministre de la Défense, en fut informé. Mais malgré leurs efforts, Eitan, Ben-Gal et Dagan furent incapables de garder l’opération complètement hermétique. Bientôt, plusieurs hauts responsables d’AMAN (acronyme d’Agaf Ha-Modi’in, renseignement militaire israélien) s’y opposèrent énergiquement, mais sans succès. La contestation vint aussi de l’intérieur du gouvernement. Le vice-ministre israélien de la Défense, Mordechai Tzippori, fut informé d’une attaque en avril 1980 durant laquelle des femmes et des enfants avaient été tués par l’explosion d’une voiture piégée au Sud-Liban. En juin, une réunion eut lieu dans le bureau du Premier ministre Menahem Begin. Tzippori accusa Ben-Gal de « mener des actions non autorisées au Liban » durant lesquelles « des femmes et des enfants avaient été tués. » « Inexact !, répliqua ce dernier. Quatre ou cinq terroristes ont été tués. Qui circule au Liban dans une Mercedes à 2 h du matin ? Seulement des terroristes ! » Begin accepta les assurances de Ben-Gal et mit fin à la réunion. Celle-ci marqua la fin de toute contestation contre l’opération secrète menée par Eitan, Ben-Gal et Dagan.
Le 16 juillet 1981, des roquettes palestiniennes Katioucha tuèrent trois civils israéliens dans la bourgade de Kiryat Shmonah. Le jour suivant, les forces aériennes israéliennes ripostèrent par des bombardements massifs ciblant les quartiers généraux de l’OLP au centre de Beyrouth ainsi que plusieurs ponts autour de Sidon, tuant entre 200 et 300 personnes, principalement des civils libanais, et en blessant plus de 800. Le 5 août 1981, Begin choisit Ariel Sharon pour le remplacer comme ministre de la Défense. Ainsi que des historiens et chroniqueurs israéliens comme Zeev Schiff, Ehoud Yaari, Benny Morris, Avi Shlaim ou Zeev Maoz l’ont depuis longtemps documenté, dans les dix mois qui suivirent, Israël s’engagea dans des nombreuses opérations militaires dans l’objectif clair de provoquer les Palestiniens à quelque forme de réponse armée qu’Israël aurait alors pu condamner comme une attaque « terroriste » justifiant une offensive majeure au Liban. Rise and Kill First représente une contribution majeure à notre compréhension de ce moment historique, car il montre, à partir de comptes-rendus de première main des responsables israéliens impliqués dans l’opération, que la campagne d’attentats à la voiture piégée qui s’intensifia beaucoup lorsque Sharon devint ministre de la Défense doit être comprise précisément comme un élément de cette stratégie plus large de provocation.